Peu d’époques auront connu un renouveau de l’art vocal comparable à celui qui survint au siècle dernier. Longtemps remisée à l’arrière plan par l’essor de l’orchestre symphonique, la musique de chœur revient sur le devant de la scène, se détachant progressivement de son rôle d’accompagnement à l’opéra ou dans les salles de concert. Sans doute les compositeurs éprouvent-ils le besoin d’exprimer leur sensibilité par ce langage plus immédiat, plus provocant, plus spontané que sont les mots chantés par la voix humaine. A l’heure où l’humanité saisie de folie meurtrière semble plongée dans un angoissant chaos, composer pour le chœur redevient un acte intime et engagé. Dans le domaine de la musique sacrée en particulier, il est frappant de constater à quel point les musiciens se réapproprient une spiritualité souvent martyrisée par le siècle. Loin des dogmatismes et des formes figées par la tradition, ils aspirent à rendre à la musique religieuse son humanité et sa ferveur d’inspiration. C’est pourquoi l’émotion y est si palpable, et l’empreinte de chaque compositeur si transparente.

Francis Poulenc et Benjamin Britten sont deux figures de cette écriture engagée que rapprochent bien des aspects. Influencés par l’impressionnisme musical, ils n’hésitent ni l’un ni l’autre à instrumentaliser la voix faisant du chœur un vecteur d’expression à géométrie variable. Leur exceptionnelle sensibilité aux timbres de l’orchestre se retrouve dans leur écriture vocale : contraste saisissant des nuances, extrême précision du phrasé, sens inné de la mélodie, contrepoint plié aux exigences d’une harmonie savante et parfois complexe. Il y a toujours la recherche d’une atmosphère derrière les choix d’écriture de Poulenc et Britten. Ecorchés vifs par nature, ils laissèrent peu de leurs contemporains indifférents. Le tempérament excessif et fantasque du Français lui valut le célèbre surnom de «moine-voyou», cependant que les positions pacifistes militantes de son contemporain d’outre-Manche faisaient grand scandale.

Dès lors, aucun des textes liturgiques ou d’inspiration religieuse mis en musique par Poulenc ou Britten n’est choisi par hasard. Pour s’en persuader, il suffit de considérer l’étrange poème mystique du «Rejoice in the Lamb», hymne de la création à la gloire divine rédigé par l’aliéné mental Christopher Smart au XVIIIe siècle dans son asile de fous. Ici survient le thème, cher à Britten, de la rédemption du pêcheur ou du marginal touché par la grâce de la musique et de la poésie. Un intéressant parallèle existe entre cette cantate et les célèbres «Litanies à la Vierge Noire» composées par Poulenc peu de temps après son retour vers la religion, à la suite d’un pèlerinage à Rocamadour en 1936. D’inspiration populaire et d’un extrême dépouillement, cette œuvre témoigne d’un curieux mélange de sérénité retrouvée et de profonde angoisse. Comme si le compositeur se joignait lui-même à la supplication mariale, afin d’implorer humblement sa propre rédemption.

Figure privilégiée de l’intercession des prières humaines auprès du Créateur, la Vierge Marie dont le nom signifie littéralement «Astre des Mers, Stella Maris», incarne mieux que tout autre l’espoir et la consolation. Il n’est donc pas surprenant que Britten comme Poulenc fassent preuve d’une dévotion toute particulière à la Reine des Cieux. C’est encore adolescent que le compositeur anglais superpose un texte médiéval britannique à une ode latine pour écrire le sublime «Hymne à la Vierge». Conçue à la manière d’un motet Renaissance à double chœur, cette pièce pourrait se limiter à un simple exercice de style si toute la sensibilité très personnelle de Britten n’y était par déjà si présente, si émouvante. Quant à l’œuvre consacrée par Poulenc à la Sainte Mère, on sait la place qu’elle tient au cœur de sa musique religieuse. Nous avons retenu ici les emblématiques «Salve Regina» et «O Magnum mysterium» dont la tendresse est mêlée d’admiration profonde.

Composées pour trois voix d’hommes a cappella, les «Laudes de St Antoine de Padoue» constituent un épisode méconnu de l’écriture à voix égales de Poulenc. La matière sonore y est comme sculptée dans un bloc de pierre brute ; ainsi ne subsiste qu’une mâle prière monacale surgie d’un autre âge. On retrouvera la même virilité dans le puissant «Hymne à St Columban» de Britten, où s’exprime une sobre spiritualité quasi-médiévale, toute en ombres et lumières. La mise en présence des contraires ou des complémentaires est en effet un leitmotiv propre à la musique des compositeurs impressionnistes. Ainsi, dans son curieux «Antiphon», Britten donne à entendre une succession de séquences laudatives formant un dialogue spirituel entre les anges et les hommes. On notera que le dualisme séparant esprits célestes et humains terrestres finit par laisser place à une prophétique louange universelle : le «two» devient «one» dans le très bel accord final.

Ainsi dégagé de toute contrainte esthétique, la musique sacrée vocale du XXe siècle parvient à un degré de spontanéité rarement égalé depuis les grands maîtres italiens de la Renaissance. Dans cette perspective, Poulenc comme Britten évoluent librement dans leur univers sonore propre, et prouvent s’il en était besoin qu’il est possible de faire du neuf avec de l’ancien. Qui plus est, la tradition devient avec eux un prétexte à l’innovation. Ceci est particulièrement évident dans deux pièces de notre programme : «Choral after a French carol» et «Festival Te Deum». Dans la première, la mélodie du cantique français est traitée en cantus firmus (thème en valeurs longues) dans la partie centrale. De part et d’autre, évoluent deux groupes de voix apparemment indépendants, dans la mesure où leurs carrures rythmiques et leur contexte modal sont très éloignés du thème. Pourtant, le motet donne l’impression étonnante que trois musiques différentes s’organisent peu à peu pour s’accorder entre elles. Dans la seconde pièce, c’est un mode pentatonique (5 degrés) très archaïque que Britten fait sonner à l’unisson comme du plein chant. Cette souple monodie est cependant accompagnée par une partie d’orgue extrêmement modulante, dont la mesure est indépendante du chœur !

Autre acteur de premier plan dans la composition chorale, l’école scandinave a su mieux que tout autre intégrer une musique liturgique traditionnelle aux nouveaux langages vocaux du XXe siècle. A ce titre, les motets du Norvégien Trond Kverno sont emblématiques d’un style imprégné du choral luthérien, mais rompu aux techniques d’écriture modernes. Dans le «Corpus Christi Carol», par exemple, l’alternance entre voix solistes et harmonisation subtile du chœur n’est pas sans rappeler l’écriture de son compatriote et célèbre prédécesseur Eduard Grieg dans ses «Quatre Psaumes» a cappella. En outre, comment ne pas penser au traitement que réserva Britten au même «carol» dans sa cantate «A boy was born ?»

On y retrouve le même balancement ternaire et la même polytonalité, suggérant le bercement de l’enfant Jésus et le mystère de son Incarnation.

Enfin, le motet «Ave Maris Stella», éponyme de notre programme, résume à lui seul toute la finesse, toute la sensibilité d’une musique religieuse revenue au seuil des émotions humaines. Sa ferveur, sa simplicité favorisent une forme de transcendance immédiate qui, pour l’auditeur, est une invitation à la contemplation et à la prière.